Comment peut-on être généreux et taiseux en même temps ? Monique Eleb en a doucereusement le secret, celui qu’on finit par difficilement démystifier, par caresser dans le sens du poil. Cette sociologue force le respect de par ses engagements en décortiquant une façade engageante un intérieur insoupçonnable. Monique, Casablancaise inconsolable, ne jure que par les espaces de cette ville à l’architecture aussi disparate que lourde d’histoire. Derrière une carapace de battante, elle pratique un humour, disons, bien construit. Elle se fait plaisir sans forcément prendre par la main son interlocuteur. Femme unique, magique. Avec Jean-Louis Cohen, son compagnon, la sociologue doublée de psychologue se concentre sur l’apport urbain de sa ville et développe un intéressement au-delà de l’immédiat, réfléchissant à son long lendemain. Monique veut cogner en douceur, raconter cette belle histoire qui la fait interminablement vivre. Elle ne s’interdit aucune approche proche de toutes ses approches, celles bouillonnant d’accolades aux noms flamboyants. Monique Eleb, philosophe d’essence, veut que Casablanca se déchire pour mieux se reconstruire. Sa ville d’enfance lui manque et elle le déclame avec une inimitable dextérité. Et puis, voilà. Après une longue absence, la belle Eleb retrouve son Casablanca chéri et y trace de joyeux cheminements renvoyant au présent pluriel. Lorsqu’elle donne de la voix, elle dégage l’improbable, l’intouchable, l’inénarrable. Elle parle en ravalant la profondeur de ses mots, claque la bise au vent qui enveloppe son entourage sous un soleil radieux. Monique croie en les lieux et leurs dieux. Elle est cette personne qu’on souhaite avoir comme amie, confidente, sœur et conseillère.
Entre communistes et gauchistes
Jeune fille, Eleb a accès à des habitations diverses, allant du très modeste au grand luxe. Elle-même issue d’un milieu peu favorisé, se forge en conciliant ces différences, en les malaxant. Le peu pour elle peut s’associer au grandiose, à la stricte condition de les faire dialoguer. Ainsi choisit-elle une vision large alliant l’ancien et le moderne, sachant que l’ancien a sa force et que le moderne revendique de solides assises. L’art étant partout, Monique lui détecte des niches qui le réchauffent. Cette vision qui n’est pas tolérée chez elle, elle réussit à l’imposer. Elle va plus loin, jusqu’à draper sa sociologie naissante d’une fresque de déconstruction urbaine. Juive laïque, elle se retrouve, adolescente, à Vichy en France, où elle décroche son baccalauréat. Elle « monte » ensuite à Paris où elle brille dans des études en psychologie-sociologie à la Sorbonne grâce à des encadrants tels Gilbert Simondon, Georges Canguilhem, Jean Laplanche et Claude Revault d’Allonnes qui l’aide pour l’obtention de sa thèse. Plus tard, elle se forme à l’architecture. « À partir de 1989, Jean-Louis Cohen et moi avons été invités à Los Angeles par le Getty Center, un lieu extraordinaire. On travaillait sur des livres qu’on ne trouvait nulle part ailleurs. Nous explorions la ville. Je me suis rendu compte que les malls étaient en perte de vitesse et qu’on commençait à marcher sur Los Angeles. Les stéréotypes sur la ville me paraissaient faux. Une urbanité naissait. J’ai commencé à écrire des notules ou de petits récits sur ce que j’observais, sur les trottoirs de Los Angeles, sur les cafés, sur les librairies et sur la transformation de la 3e rue de Santa Monica et de Pasadena. Les rues rénovées s’appelaient promenade, en français, ou paseo, en espagnol, et on avait fait sortir les boutiques des malls. Depuis l’Institut de l’environnement, j’avais un ami, Jean-Charles Depaule, sociologue comme moi, professeur à Versailles, et nous nous intéressions aux cafés. C’était en 1969, puis sont arrivés Jean-Louis Cohen, Bruno Fortier, David Elalouf, Pierre Clément qui, avec Jean-Paul Lesterlin, ont contribué à créer le Corda (Comité de la recherche et du développement en architecture). Les enseignants de l’Institut étaient en majorité communistes et les étudiants gauchistes. Cela a fait quelques éclats. Les écoles d’architecture estimaient que l’Institut prenait une trop grande partie de leur financement et de leur rôle », raconte la future tête pensante de Casamémoire (avec l’architecte Jacqueline Alluchon, casablancaise de naissance et amoureuse de sa cité d’attache) lors d’un entretien dans la revue Urbanisme. Avec l’architecte émérite Rachid Benbrahim Andaloussi, elle envisage l’éclat de cette association qui va de combats en combats pour l’amour d’une puissante métropole en phase de décrépitude. Elle meurt et son Casablanca ne finit de souffrir de ses mots.
Anis HAJJAM